Né en 1941, Jean François Prat fut bien un enfant de ce demi-siècle issu des malheurs de la guerre mais à qui tout sembla à nouveau possible. Le monde ne cessa de se fixer comme horizon celui de toutes les conquêtes imaginables, celles de la science, du progrès, de la paix, du développement et de la création enfin délivrée du poids des dogmes et, tout simplement, de certitudes trop confortables. L’existence de Jean-François Prat, trop tôt interrompue, fut marquée par une réussite professionnelle impressionnante qui le plaça au tout premier rang des grands avocats d’affaires français, ceux qui se distinguent sur la scène internationale et que leurs pairs, souvent leurs compétiteurs, estiment avec respect. Sa vie aurait ainsi pu se partager entre son accomplissement professionnel et son bonheur familial. Une passion cependant donna à cette vie une lumière toute particulière, brillante, sincère et rayonnante, la passion de l’art, la passion de la création de son temps, qu’il partagea avec son épouse, Marie-Aline.
Dès leur arrivée à Paris, en 1964, les Prat prirent, plus que du plaisir au sens banal du terme, une joie intense à fréquenter des galeries, comme celle de Jacques Kerchache, des artistes comme Yann Meyer et des « penseurs de l’art » comme Hubert Damisch. D’emblée, ils éprouvèrent le besoin d’acquérir des œuvres pour vivre avec elles, c’est-à-dire pour vivre de façon plus intense, plus forte, plus lucide. Leurs premiers achats les porteront vers des constructivistes russes et vers Otto Freundlich. Dès cette époque leur goût et sans doute aussi les moyens qu’ils peuvent mobiliser, les portent vers le dessin dont ils constitueront, au fil des décennies, un prodigieux rassemblement. En 1968, leur rencontre avec Martin Barré orientera de façon décisive une nouvelle étape de cette passion et les conduira, dans la décennie suivante, à pratiquer avec ferveur le travail de James Bishop, Christian Bonnefoi et Claude Rutault. La réussite professionnelle de Jean-François Prat s’affirmant dans les années 1980 ils s’attachent alors à acquérir des œuvres plus difficiles, plus chères. C’est ainsi que leur collection s’enrichit d’œuvres de Jean-Michel Basquiat, Franck Stella, Baldessari et Dubuffet.
En près de cinquante ans, leur regard ne s’est ainsi jamais arrêté d’être vigilant et audacieux, embrassant successivement la scène française puis celle de l’Europe et de l’Amérique et, enfin, puisqu’elle s’était dilatée à la planète tout entière, la scène mondiale. Ce qui est frappant, dans l’expression de « cette passion d’une vie », c’est son mouvement perpétuel. Elle ne s’est jamais arrêtée. Toujours elle a su et pu être attentive aux nouvelles expressions de la création, à l’avènement de nouvelles manières de dire et de faire de l’art. Elle ne s’est jamais figée sur la nostalgie d’une époque révolue qui serait devenue, les souvenirs de la jeunesse faisant, un « bon temps » idéal, un moment de justesse définitivement arrêté dans la course du temps. C’est ce ressort qui les a
conduits à toujours s’intéresser aux galeries qui défrichent de nouveaux terrains, d’Yvon Lambert, de Chantal Crousel à Olivier Castaing et sa School Gallery. On comprend mieux ainsi pourquoi et comment leur collection, à côté de talents établis de la scène européenne et américaine, a su accueillir plusieurs générations successives d’artistes émergents comme aujourd’hui Alain Declercq ou Charles Sandison. La collection Prat, issue d’une véritable aventure dans les « sentiers de la création », a ainsi conquis ce qui manque parfois à certaines collections, le caractère, c’est-à-dire cette singularité où se manifestent l’originalité d’un regard, la sincérité d’un point de vue, l’exigence d’une démarche. Ce caractère tient à plusieurs choses. Il doit beaucoup à la prédilection des collectionneurs pour la peinture dans toutes les audaces successives de son expression. Il s’est fortifié dans leur refus de ranger leur passion aux seules prescriptions du main stream critique, que la deuxième moitié du XXe siècle et, surtout, le début du XXIe siècle ont assujetti de façon excessive aux performances d’un marché mondialisé et donc en cours de « stéréotypisation ». C’est ainsi qu’ils ont forgé une collection singulière et vivante, fréquentant avec assiduité et générosité les cercles de sociabilité qui se sont formés autour de la passion de l’art, les sociétés d’amis du Musée national d’art moderne et du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, celle des amis de la Maison rouge, du Palais de Tokyo ou encore de l’ADIAF.
La disparition de Jean-François Prat aurait pu menacer l’effervescence somptueuse de cette passion. C’était ignorer la force de caractère de Marie-Aline et sa détermination à continuer leur aventure partagée. Ne rêve-t-elle pas d’un lieu qui pourrait à la fois accueillir leur collection et les visiteurs, qui ainsi la partageraient avec ses auteurs ? C’était également ne pas tenir compte de l’attachement fidèle à sa mémoire des collègues et associés de Jean-François au sein de leur cabinet, ce cabinet qui était devenu, les murs de son appartement familial ne suffisant plus, l’un des lieux de la collection Prat. Avec enthousiasme, ils ont conçu un prix annuel portant le nom de Jean-François et qui viendrait soutenir le travail d’un jeune créateur. Quand ils me demandèrent, via Frédéric Brière dont j’avais salué l’initiative de rédiger un Guide de l’artiste, de présider la première édition de ce prix, je l’acceptai avec joie. Comment pouvait-il en être autrement de ma part ? Responsable à plusieurs reprises de grandes institutions publiques, je savais à quel point elles trouvent dans la passion des particuliers qui les entourent un soutien efficace. Ayant été le promoteur de quelques combats pour la reconnaissance et tout simplement la connaissance de la création d’aujourd’hui par des publics plus larges et moins méfiants, je savais ce que l’exemple de collectionneurs comme les Prat peut apporter à ceux qui doutent de la prodigieuse permanence de l’aventure artistique de l’humanité. Ancien ministre de la Culture et auteur de la loi du 1er août 2003 sur le mécénat et les fondations, j’avais la certitude que dans une société développée comme la nôtre, il faut qu’à côté d’une action publique forte, le développement culturel et artistique soit aussi l’affaire de la société, c’est-à-dire des particuliers,
de leurs associations et des entreprises. Voilà bien plusieurs objectifs que réalise l’avènement du prix Jean-François Prat. Il rejoindra le bel éphéméride des prix déjà consacrés, du prix Marcel Duchamp, des prix des fondations Guerlain, Ricard, Cartier-Bresson ou, parmi d’autres, du prix « découverte » des amis du Palais de Tokyo. Puisse ce nouveau prix à la fois perpétuer la mémoire d’un grand homme de talent et de passion, soutenir l’émergence de nouveaux talents et, surtout, bien montrer à nos contemporains que l’art jamais ne s’arrête à ce qu’il a déjà accompli, que son aventure toujours se poursuit et que rien n’impose qu’on se prive de sa puissance à nous conduire au-delà de nous-même. C’est bien ainsi que Jean-François Prat a vécu son beau compagnonnage avec la création de son temps. Que sa mémoire en soit remerciée.
Jean-Jacques Aillagon conseille des fondations artistiques. Il a notamment dirigé le château, le musée et le domaine national de Versailles (2007-2011), le Palazzo Grassi à Venise (2004-2007), fut ministre de la Culture et de la Communication de la France (2002-2004), Président du Centre Pompidou (1996-2002) et eut auparavant en charge la responsabilité de la Culture au sein de la Ville de Paris.