Je veux avant tout dire notre profonde affection pour Jean-François Prat, au nom de mes associés, s’ils le veulent bien, du cabinet tout entier.
Il n’était pas homme à exprimer ses sentiments, son attachement autrement que par des actes, des engagements.
C’est ce sens particulier que nous, ses compagnons de travail, voulons donner au prix qui porte son nom, ce qui est beaucoup plus qu’une forme de commémoration. Nous éprouvons de la fierté, de l’émotion aussi à saluer de jeunes créateurs, en ces jours où le souvenir nous mord.
Il était attentif dans les arts, dans le métier, dans ce cabinet, aux nouveaux talents ; il aimait les reconnaître et les distinguer tour à tour.
Il aurait peut-être souri en voyant tout à l’heure des experts en art contemporain se transformer en plaideurs, défendre leur cause de tout leur savoir et leur conviction ; et nous ses associés, en jury vétilleux, un peu moins questionneur que l’an passé, un brin plus turbulent. Un jury devant lequel je détesterais plaider.
Il aurait peut-être lancé un : « c’est inouï ! ».
Il importe de décerner ce prix en votre présence à tous, vous les différents visages de la vie et des réalités de Jean-François. En lui, l’avocat, l’esthète, l’époux, le père, le grand-père, l’ami, n’ étaient jamais désunis. Ce qui n’a pas peu contribué à la densité particulière, la chaleur et le rayonnement de sa personnalité.
Esthète, il l’était dans un cabinet dont ce fut la marque native. Mais centrée sur le verbe, œuvre littéraire ou art oratoire. Il y était sensible comme à toute forme de musicalité et de justesse. Ceci relevait d’une culture d’avocat traditionnel qu’il respectait sans prétendre l’incarner. Il en a changé le style et lui a donné une dimension nouvelle.
Il est impossible de parler d’esthétique et de Jean-François Prat sans évoquer le tour particulier de son intelligence. Les mathématiciens parlent volontiers de « démonstration élégante ». Celle qui surprend par sa simplicité, sa rapidité et permet de résoudre par un trait surprenant un problème particulièrement complexe. Il avait ce sens du raccourci saisissant qui conduit à l’essentiel. Il y excellait. Il laissait déconcertés, sans voix ses interlocuteurs.
Ce don, ajouté à un regard qui ne laissait guère d’échappatoire et à une exigence de qualité sur laquelle il ne cédait jamais, provoquait autour de lui le besoin difficile d’être à bonne hauteur. J’en vois la trace dans la vigilance, comme en surplomb, de Marie-Aline et de Sébastien, pendant nos débats et dans la façon dont ils ont œuvré à la création de ce prix.
Un homme est assis derrière son bureau, il est concentré. Devant lui, un cendrier jonché de cigarettes. Chacune d’elles n’a été fumée qu’au tiers. Peut-être est-il là tout entier, dans ce va-et-vient incessant, électrique, entre mesure et excès, sagesse et audace, sens de la tradition et embardées vers la modernité. Cette recherche agitée d’équilibre lui donnait une mobilité et une énergie singulières.
Celles que voulait une époque marquée par « les grandes affaires », qui ont bouleversé le paysage et ont fait émerger des lois nouvelles. Ces combats avaient parfois la force et la beauté des combats singuliers.
Le temps passait fort dans le bureau de Jean-François. Les allées-venues étaient nombreuses. Sur le fauteuil, la place était souvent chaude du précédent visiteur.
A ses côtés siègent, genoux semi-pliés, deux guerriers, peut-être des sorciers. Etaient-elles africaines ou malgaches ces statuettes de bois ? Nous l’avons oublié. Comme le secret de leur longévité dans le bureau de Jean-François.
Car son bureau se métamorphosait souvent. Les oeuvres contemporaines composaient autour de lui un univers mouvant. Elles surgissaient sur les murs, comme des pays éloignés, qui disparaissaient, puis d’autres venaient, selon un rythme, des saisons qui appartenaient au cheminement d’un couple.
Jean-François portait haut les couleurs de son épouse.
Les murs des couloirs, des bureaux furent pollinisés. Toutes ces années, ces décades à travailler ensemble, ont leur millésime. Au plus loin, les années Yan Meyer l’ami, puis les années Villeglé, puis Christo, puis Hantaï et Martin Barré…
Parfois, au milieu d’une discussion, qui pouvait être tumultueuse, une de ces œuvres nous faisait le regard oblique. Il nous observait alors. Il était possible de surprendre, fugitivement, chez cet homme d’action, un homme pensif à sa fenêtre.
Il choisit aux derniers temps, la compagnie d’une photo d’Erwin Olaf. Elle est encore dans son bureau. Une jeune femme blonde, à la grâce intrigante et glacée, tourne le dos à la lumière d’une fenêtre. Prise au trois-quarts, sa silhouette affleure la surface de la photo. Prête à sortir, elle demeure figée et projette sur ses admirateurs l’ombre de Tantale.
Ou bien non, elle n’est qu’une image élégante qui se détache d’un arrière-monde, et frappe directement notre rétine.
Depuis qu’il est parti, je crois voir en elle la sensibilité de Jean -François Prat, d’autant plus agissante qu’elle est silencieuse.
Sylvie Morabia est associée au Cabinet Bredin Prat depuis 1989.